Mordre la ligne jaune
Les gens me demandent souvent si on peut réussir sans prendre de raccourcis, en étant respectueux des règles établies.
Je vous donne tout de suite la réponse : non.
L’entrepreneuriat est un jeu de vitesse (et d’endurance). Si on suivait à la lettre toutes les obligations, on se ferait dépasser à chaque fois.
Je me rappelle de mon père, dans les années 80, passant une frontière avec dans sa valise quelques bouteilles de vin qu’il avait ramené d’Italie. Ne sachant pas s’il dépassait ou non la quantité maximale d’alcool autorisé, il s’était arrêté au poste de douane et avait demandé le formulaire de déclaration. Les douaniers l’ont envoyé bouler, visiblement occupés à d’autres problèmes. Il a insisté, exigé même, de déclarer ses marchandises (alors que ce n’était en réalité pas du tout nécessaire). Résultat, ils ont immobilisé le véhicule et l’ont gardé de nombreuses heures pour un contrôle complet et approfondi.
Cela a profondément marqué mon père qui semble-t-il eut alors une sorte de révélation puisqu’il me dit plus tard de manière lapidaire : “trop bon, trop con”.
Et cette leçon, je peux vous assurer que je l’ai bien retenue !
Kestananafout’ ?
Quand j’étais étudiant, je gagnais ma vie en fabriquant des décodeurs Canal+. Environ 200 francs de composants électroniques, 2 heures de travail et une revente assurée à 500 francs. Au black, bien évidemment.
Au lycée, c’était les logiciels pirates, que je revendais dans les rayons de la Fnac. J’abordais les clients potentiels en ouvrant mon manteau pour leur montrer mes collections au prix imbattable.
Je ne me suis jamais posé trop de questions sur la justesse éthique de ce que j’étais en train de faire. Le crime me semblait minimal, et les victimes invisibles.
Par contre, je savais pertinemment que tout ceci n’était que transitoire, un tremplin pour autre chose, et en aucun cas une fin en soi. Je n’ai vendu que quelques dizaines de décodeurs (alors que certains en avaient fait une industrie), et dès que j’ai pu me trouver des opportunités plus sérieuses je n’ai pas eu de problème à renoncer à la facilité.
Et je savais aussi prendre des précautions, mais je vous en reparle à la fin…
Il le faut
Pour atteindre ses objectifs, il est indispensable d’être “créatif” et de jouer avec le feu, sans pour autant se brûler.
Il me semble évident que la plupart des entrepreneurs qui ont réussi sont passés par cette étape. À un moment ou à un autre, ils sont sortis des sentiers battus et n’ont pas hésité à casser des œufs pour faire leurs omelettes, quitte à laisser tomber des bouts de coquille dedans.
Il ne sert à rien, et il est même totalement contre-productif, d’être plus royaliste que le roi. En France, on aime les règles, les cadres et la chose publique. Si vous ne pouvez vous résoudre à transgresser la moindre chose, ou que vous vous refusez obstinément à prendre des raccourcis, vous allez vite vous retrouver dans le rétroviseur de vos concurrents.
Entreprendre, c’est être dans l’action. Et difficile d’être dans l’action si en plus on doit faire attention à ne rien casser sur son passage.
Il suffit de regarder le parcours de Xavier Niel pour y trouver de nombreuses illustrations de ce principe. Minitel rose (business controversé), annuaire inversé (reconstruction illégale), Free (dumping). Il résume du reste sa philosophie en un lapidaire “Une sacré envie de foutre le bordel”.
En d’autres termes : la fin justifie les moyens. Mordre la ligne jaune fait partie du jeu de l’entrepreneur.
Mais jusqu’où aller ?
Sans se brûler les doigts
Mordre la ligne jaune, oui.
Mais doit-on la franchir ?
Non.
Comme toujours dans l'entrepreneuriat, tout est une question d’équilibre.
Il y a trois points que j’ai toujours appliqués.
Être aligné avec ses valeurs
Je n’ai aucun problème à aller dans la zone grise, à condition de ne pas avoir la sensation d’aller trop loin.
J’ai fait mes petits arrangements avec l’éthique et la morale, et je n’ai jamais eu le sentiment de dépasser les bornes. J’ai la conscience tranquille.
Il est fort probable que d’aucuns pensent que vendre des décodeurs pirates est un acte fortement répréhensible (car illégal), mais je m’en accommode complètement.
Mon compas moral se trouve ailleurs : fidélité, loyauté, respect de la parole donnée.
Alors quand peut-on considérer que l’on dépasse la ligne ?
En votre for intérieur, vous avez la réponse.
Vous connaissez déjà vos limites, définies par vos valeurs personnelles et votre volonté de faire juste ce qu’il faut pour avancer et développer votre projet, sans basculer dans la construction d'un château de cartes.
Maîtriser les conséquences
C’est du bon sens, mais j’ai toujours fait en sorte de limiter fortement mon risque et mon exposition.
Je ne faisais jamais rien de vraiment “grave” ;
Je prenais énormément de précautions ;
Je ne me vantais pas de mes conneries (du moins tant que c’était pas prescrit…)
La discrétion est le ciment de la ligne jaune.
L’analyse des conséquences doit être connue.
Que risquais-je réellement en cas de découverte ? Pas grand chose en réalité…
En troisième année d’ingénieur je me suis fait prendre la main dans le sac en train de m’accorder le privilège administrateur sur le réseau interne de l’école, ce qui était évident strictement interdit et passible de sanctions.
J’ai récolté un mois de travaux forcés pendant l’été qui suivit… J’ai installé une partie de la nouvelle infrastructure, et j’ai beaucoup appris ! (et laissé une backdoor pour le sport).
Retourner dans les rangs
Mordre la ligne jaune est un état transitoire. Il n’a pas vocation à durer plus que nécessaire.
Votre objectif est de construire un projet durable et solide. Difficile d’y arriver si vous vous basez sur des sables mouvants.
Lorsque vous lancez votre projet, se détourner des voies toutes tracées est une étape indispensable pour trouver vos marques. Une fois bien installé, et que vous commencez à avoir une certaine envergure, vous avez trop à perdre à rester trop en extérieur de la ligne…
Sinon, comme Icare, à force de vouloir s’approcher du soleil, on finit par se brûler les ailes.
Si c’était à refaire…
Je ne regrette rien. Ni les décodeurs pirates, ni mes travaux forcés, ni d’avoir fait sauter une partie du labo de Polytechnique, ni d’avoir lancé des business offshore, ni de m’être lancé dans “le blanchiment d’argent” (le Bitcoin vu par les boomers…).
Si c’était à refaire, je le referais exactement pareil.
Et si demain je dois mordre la ligne jaune, je le ferais sans hésiter.
Peut-être même que je suis en train de le faire.
Mais si c’était le cas, je ne ne pourrais pas en parler…