Quand on lance une entreprise, on se transforme vite en comptable.
On compare les fournisseurs et on négocie les tarifs pour commencer à produire le plus rapidement possible au coût le plus bas.
Dans notre monde hyperconnecté, cette logique pousse les entreprises à comparer au niveau mondial, puis à délocaliser.
Mais parfois, le chef d'entreprise n'a pas le luxe de choisir.
Quand votre marché explose et que vous devez répondre à une demande qui dépasse tout ce que vous aviez imaginé, vous n'optimisez plus vos coûts - vous cherchez désespérément qui peut vous sauver.
C'est exactement ce qui m'est arrivé en 2017 avec Ledger, l'entreprise française de portefeuilles physiques de cryptomonnaies.
Face à une demande explosive, il n'y avait qu'un seul pays au monde capable de déployer une telle force de production aussi rapidement : la Chine.
Cette décision nous a sauvés dans un premier temps.
Mais très vite, les problèmes se sont accumulés.
Parce que chaque délocalisation comporte des "coûts cachés" dont personne ne parle...
…et qui peuvent au final coûter bien plus cher que les économies réalisées.
C'est à cause de ces coûts cachés que j'ai dû convaincre mes investisseurs américains de quitter la Chine pour rapatrier Ledger à Vierzon en 2018.
Je vous explique 👇
Le piège doré de la Chine
Nous n’avons pas choisi la Chine, elle s’est imposée à nous.
Début 2017, la demande pour nos hardware wallet explose.
Alors que nous pensions en produire tout au plus 30 000 cette année-là, nous avons reçu plus d’un million de commandes…
…nous faisant passer de 200 000€ à 40 millions € de chiffre d’affaires en moins d’un an.
À ce moment-là, la Chine était le seul pays capable de produire un tel volume en si peu de temps.
Nous n’avions pas de plan B.
Mais très vite, nous avons découvert le revers de la médaille.
Un décalage culturel abyssal
48 heures porte-à-porte pour la moindre visite.
Une usine incapable de fonctionner en autonomie
Il fallait constamment expliquer nos besoins dans les moindres détails, comme si chaque demande relevait de la physique quantique.
Et pour une startup qui devait rapidement évoluer et s’adapter comme Ledger, ce manque de flexibilité était un cauchemar.
Chaque ajustement produit prenait des semaines.
On perdait une énergie folle, sans compter les problèmes de livraison qui s'accumulaient.
J'ai alors pris une décision que tout le monde trouvait dingue : rapatrier la production en France.
Convaincre les sceptiques
"Une usine en France ? Vous allez être en grève tout le temps !”
Autant vous dire que nos investisseurs américains n’étaient pas enchantés par cette décision.
À leurs yeux, la France, c’était surtout des pneus brûlés devant des usines et des syndicats constamment en grève.
Nous les avons donc rassurés, avant de passer aux chiffres.
Pour ça, on a :
Embauché des consultants
Comparé les coûts en Chine, France, Afrique du Nord et pays de l’Est
Tout résumé dans un tableau Excel
Effectivement, Vierzon était plus cher à première vue.
Mais quand on additionnait tous les coûts cachés - transport, douane, les heures perdues en avion, le manque de réactivité - on arrivait à des coûts comparables à ceux de la Chine.
Surtout, on récupérait notre autonomie.
Les éditions spéciales prêtes en quelques jours.
Pouvoir intervenir à tout moment sur la chaîne de production.
Changer un composant rapidement quand le marché l'exigeait.
Pour une startup qui doit aller vite, cette agilité valait tout l’or du monde.
La validation par la réalité
Quand le COVID paralyse les chaînes d'approvisionnement du monde entier en 2020, Ledger fait partie des rares entreprises encore en capacité de répondre à une demande exponentielle.
Pendant que d'autres attendent leurs composants bloqués en Chine, nous sommes capables d'honorer les commandes de hardware wallet toujours plus nombreuses.
C'est là qu'on a mesuré à quel point le pari "fou" de rapatrier notre production à Vierzon était en réalité notre meilleure décision stratégique.
Cette expérience révèle l'émergence d'une nouvelle logique industrielle.
Dans les prochaines décennies, les entreprises qui maîtriseront leur agilité productive vont progressivement dominer celles qui attendent des semaines après leurs composants bloqués dans un port asiatique.
Mais attention, tout le monde ne pourra pas en profiter.
Cette nouvelle donne ne favorisera que certains secteurs bien précis, où l’agilité est une arme, comme :
Les secteurs à forte valeur ajoutée et à innovation rapide : robotique, impression 3D, électronique avancée… où chaque itération compte et où la capacité d’adaptation fait la différence.
Les secteurs stratégiques pour la souveraineté nationale : santé, intelligence artificielle, chimie verte, indépendance énergétique… où produire localement est une nécessité.
La production industrielle lourde à faible densité de valeur : comme l’emboutissage ou les palettes, où l’import-export est une absurdité logistique.
Ce que ça change pour les décennies à venir
Soyons clairs : le rapatriement de la production au pays n'est pas une question d'idéologie ou de patriotisme économique.
C'est de l'efficacité business pure et simple.
Un dirigeant qui a une vision long terme de son entreprise comprend que maîtriser sa chaîne de production, c'est se donner les moyens de pivoter quand le marché l'exige.
Bien sûr, ce modèle ne s'applique pas à tout le monde.
Une entreprise qui a trouvé son produit “best-seller” et a besoin de produire rapidement 5 millions d’unités identiques a tout intérêt à rester en Chine.
Mais pour toutes les autres - celles qui évoluent dans des domaines à forte valeur ajoutée - la donne est différente.
Ce ne sont plus tant les coûts de production qui déterminent le succès d'une entreprise, mais sa flexibilité et sa réactivité.
Quand votre concurrent peut ajuster son produit en 2 jours et vous en 2 semaines, la bataille est déjà perdue.
Au final, la vraie question n'est pas "où produire le moins cher", mais "où produire le plus efficacement".
De plus en plus souvent, la réponse à cette question se trouve plus près de chez soi qu'on ne le pense.
Eric